Un lycée, une spécialité NSI : chiche ?

Lettre ouverte à Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du numérique

« Les filles et les garçons, dès le plus jeune âge, doivent identifier le numérique comme une opportunité de carrière, d’innovation, d’inventivité et de création extraordinaire ». C’est la conviction qu’exprime Elisabeth Moreno[1], présidente de la fondation Femmes@numérique à la réunion publique parachevant l’assemblée générale du Cigref[2] le 11 octobre 2023 à Paris. Elle ajoute qu’il faut « faire en sorte que plus de filles s’intéressent aux métiers du numérique et plus de femmes qui rentrent et restent dans le monde du numérique ». À la même occasion, Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du numérique, propose d’étendre la spécialité Numérique et sciences informatiques (NSI) à tous les lycées.

E. Moreno et J.-N. Barrot abordent ainsi les trois inégalités – amplifiées par la réforme du lycée – qui traversent le lycée : les inégalités de genre, les inégalités de territoire et les inégalités sociales. Les premières font florès dans le domaine du numérique : en terminale, seuls 14% des élèves de NSI sont des filles. Quant aux deuxièmes, seuls 64% des lycées offrent la spécialité NSI en 2022, alors que tous offrent les spécialités « historiques ». Les troisièmes sont vivaces : les élèves issus de catégories socio-professionnelles (CSP) aisées privilégient les spécialités caractérisant l’ex-série S du baccalauréat.

L’examen attentif des données du MENJ en atteste pourtant : la proportion de filles croît en première et terminale année après année. Celle des lycées offrant la spécialité NSI, aussi. À quel rythme ? Au rythme de 0,75 point par an pour la proportion de filles, qui atteindrait ainsi 30% en 2043. L’objectif du ministère est d’ouvrir NSI dans 75 % des lycées en 2027. Même si le taux de lycées « NSI-friendly » croissait au rythme requis pour atteindre cet objectif, la spécialité NSI ne serait présente dans tous les lycées qu’en 2035. En 2022, la spécialité NSI représente 4,7% des choix des élèves. À son rythme actuel de progression de 0,5 point par an, NSI n’atteindrait le taux moyen des spécialités (15,4%) qu’en 2045.

Ce même 11 octobre, Alain Aspect[3] rappelle que l’école élémentaire manque d’enseignants dispensant « des leçons de choses » pour « éveiller la curiosité scientifique des élèves ». Les inégalités sociales et de genre prennent en effet racine dès la fin du cours préparatoire, comme le montrent les évaluations des élèves de ce niveau[4]. S’attaquer à ces racines est donc indispensable mais insuffisant. L’impact sur les élèves d’aujourd’hui ne sera en effet pas perceptible avant 15 ans. Or bâtir un « numérique durable, responsable et de confiance »[5] en Europe et en France ne peut attendre 15 ans. Il se bâtira à court terme en prenant prioritairement en charge les problèmes à l’orée de la formation supérieure au numérique – au lycée – en jugulant les inégalités de territoires, de CSP et de genre par d’urgentes mesures structurelles, où il ne se bâtira pas !

La suggestion d’ouvrir la spécialité NSI dans l’ensemble des lycées de Jean-Noël Barrot est l’une d’elle. Elle sonne comme un écho au projet Chiche initié par INRIA : « 1 scientifique, 1 classe : chiche ! »[6]. Juste en amont des choix de spécialités, ce projet vise à faire intervenir dans chaque classe de seconde un ou une scientifique du numérique pour susciter des vocations à l’informatique et aux sciences du numérique, chez les filles en particulier. La proposition du ministre  sonne aussi comme un écho au projet « Tech Pour Toutes »[7] porté par la Première Ministre qui affiche l’ambition d’accompagner 10 000 femmes en trois ans vers des formations supérieures dans le domaine de la tech.

Monsieur le ministre en charge du numérique, transformons votre souhait de voir s’ouvrir la spécialité NSI dans chaque lycée en mesure : elle effacerait d’abord une inégalité territoriale de taille. Sachant que ce sont les CSP les plus basses qui renoncent à s’éloigner géographiquement pour suivre une spécialité particulière, elle affaiblirait incidemment les inégalités de CSP. Sachant aussi que les choix des filles se répartissent à l’identique de ceux des CSP les plus modestes, elle actionnerait enfin un levier pour réduire les inégalités de genre. Donc, monsieur le ministre, œuvrons de conserve pour que le MEFSIN, le  MENJ et le MESR transforment votre souhait en réalité à l’horizon 2027 : un lycée, une spécialité NSI : chiche !

[1] Ministre déléguée à l’égalité entre les femmes et les hommes, à la diversité et à l’égalité des chances, de 2020 à 2022

[2] http://www.cigref.fr

[3] Prix Nobel de physique 2022

[4] Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, 2023

[5] Rapport d’orientation stratégique 2023 du Cigref : « 10 ruptures à l’horizon 2030-2040 »

[6] https://chiche-snt.fr

[7] https://www.fondation-inria.fr/techpourtoutes-un-programme-denvergure-pour-amener-les-jeunes-femmes-vers-les-formations-et-les-metiers-du-numerique

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